L’espace poétique de Béchir Boussandel réalise l’union de l’ornement, de la diffusion de la lumière et du portrait miniature. Dans cette peinture, se babélise à plaisir l’image du monde. Lieux à la fois vides et habités, les dunes colorées et mouvantes de l’artiste sont parsemées de protagonistes esseulés qui se font écho dans l’immensité. Anachorètes qui ne se rencontrent jamais, solitaires dans leur traversée du désert sur des parcelles en mouvement, ces quelques personnages extraits d’environnements pluriels s’agencent isolément sur la toile comme dans une comptine : le chien, le cheval et le palmier ; le sac, le bédouin et le bâton. Par le rapport d’échelle et la minutie de leur facture, ce sont pour ainsi dire des figurines d’un jeu de plateau dont il s’agit, tant leur attente sereine, prodrome d’une action, d’une direction, ou de n’importe quelle décision, les appelle à être déplacés. À ceci près que le jeu est affranchi de toute logique. Un élément, parfois, se répète à l’identique, comme une anomalie rappelant l’irréalité de ces contrées faites de miroirs aux alouettes. La physique n’a pas non plus force de loi si l’on en croit le schéma polyfocal où se conjuguent des vues géographiques à vol d’oiseau et des petits portraits en pied. Cette dimension onirogène est attestée par la gamme psychédélique des fonds, dégradés de lumières venues de l’aube ou du crépuscule et faisant grandir les ombres souvent contraires des figures. L’attitude arrêtée, parfois hiératique, de celles-ci, est traitée dans une touche léchée, et s’oppose à l’hypnotisme des fonds argileux peints au moyen de larges brosses dans un rapport physique à la couleur.
Au sein des ces peintures, les objets divers sont aussi petits et définis que l’espace est grand et incertain. Ici, l’absence d’horizon, figeant l’image dans le temps et l’espace, relève autant de la peinture métaphysique que de l’ornement islamique. Cartographie fantaisiste, elle fait écho par son traitement aux figurations aspectives de la vallée du Nil dans l’Egypte antique. Au fur et à mesure de leur sédentarisation, les Egyptiens développent une iconographie du paysage qui met l’accent davantage sur les activités humaines que sur la nature. Se distinguent, entre autres, la kemet (« terre noire » qui reçoit la crue du Nil), le mehou (« marais »), le dechret (désert, « la rouge », « l’ocre »), les ouhat (oasis). Dans sa figuration pseudo-topogaphique, Béchir Boussandel désigne également, autant qu’il la fracture, une appréhension du territoire par ceux qui l’habitent, le découvrent, l’exploitent. Stylisés en miniatures et accompagnés d’attributs qui les définissent par leur métier, ces géomètres, jardiniers, livreurs, cireurs de chaussures, ont tous à voir avec une certaine idée du déplacement. De routes, pourtant, il n’est pas question. Ces portulans modernes déjouent plus qu’ils n’accompagnent le sens de l’orientation. Reste à trouver la bonne combinaison entre les éléments épars : comme dans un jeu vidéo, les objets constituent moins des points de repère que des points de vie. Les sols ne garantissent guère plus de stabilité, sortes de plateformes en flottaison prêtes à se désintégrer au premier game over. Chaque tableau est le fragment d’un espace beaucoup plus vaste qui pourrait être parcouru au sein du même écran, comme une carte interactive. Sous-jacente est, au sein de ce territoire fictif, la confrontation du public et du privé, du sédentaire et du nomade. Lequel, du lieu ou du personnage, se déplace réellement par rapport à l’autre ? À propos de la miniature occidentale, Henri Focillon emploie justement le terme de « vertige de la réduction », suggérant le trouble autant que l’exaltation induits par cette distorsion de la taille. La peinture de Béchir Boussandel a ceci d’étonnant, qu’elle donne au petit une large et égale capacité de conquête de l’étendue. Car nulle hiérarchie ordonne les occupants du lieu : la composition se défait de toute centralité pour occuper l’espace du tableau de manière sporadique dans un parti-pris décoratif. Ni premier, ni second plan, tout se joue dans les marges.
Elora Weill-Engerer
Critique d’art / Commissariat d’exposition